23-05-2022
Définition de l’objectif et du problème
Avons-nous le libre arbitre ? Pour pas mal de gens, y compris l’auteur de cet article, une réponse positive semble évidente, du moins à première vue. Mais si nous examinons la question plus en détail, nous constatons que beaucoup d’autres sont convaincus du contraire, apparemment même la grande majorité du monde scientifique actuel. Il est donc utile de se demander sur quoi se fonde leur opinion et si nous devons reconsidérer ou, dans la mesure du possible, nuancer notre conviction spontanée.
Depuis un certain temps, j’avais l’intention d’écrire quelque chose sur ce sujet controversé, puisque la volonté (libre ou non) joue (ou semble jouer ?) un rôle clé dans nos décisions et nos actions et elle est donc également importante pour leur évaluation morale. Si ma volonté n’est pas libre, suis-je toujours responsable de mes actions, ou sont-elles entièrement dues à des facteurs que « je » n’ai pas moi-même décidés, tels que la prédisposition, le caractère, l’éducation, les impulsions accidentelles, les particularités neuronales, etc. ? Quel peut être le sens concret du concept de « je », si mon action complète est dictée par des processus qui se déroulent d’eux-mêmes et sur lesquels ce « je » subjectif n’a en fait aucun contrôle ? La réponse peut avoir des implications profondes dans plusieurs domaines : juridique, religieux, moral, sociétal, psychologique, …. Il se pourrait même que ce soient ces domaines eux-mêmes qui influencent notre conception de cela et que nous utilisions inconsciemment un raisonnement circulaire.
La lecture du livre bien écrit et éclairant du philosophe flamand connu Gérard Bodifee sur le libre arbitre (1), m’a aidé à enfin mettre mon intention en action – en espérant contribuer à démêler ou trancher cet ennuyeux nœud gordien. Pour commencer, examinons comment ce nœud est apparu et en quoi il consiste, en utilisant les chapitres d’introduction de l’ouvrage cité. À cette fin, nous proposons brièvement quelques passages et les accompagnons de commentaires sur les questions soulevées.
Le cœur du problème
À la page. 16, l’auteur décrit le cœur du problème : « Les animaux et les humains agissent avec un but en tête, comme la perception et l’expérience nous l’enseignent. Pourtant, en biologie, et même en psychologie, seules les relations causales sont acceptées comme des explications scientifiques valides pour les actions effectuées. Ni le but, ni l’intention, seule la cause est considérée comme l’origine de l’acte …” Les liens de causalité se trouvent dans le passé, les objectifs sont orientés vers l’avenir. Les causes scientifiquement acceptées sont définies avec des formulations strictes et sont liées par des conséquences inévitables et identifiables, tandis que les objectifs sont généralement plus vagues et souvent plus abstraits et ne seront pas atteints avec certitude. Ils peuvent difficilement être ensemble à l’origine de nos actions. Mais quelle est la raison pour laquelle la « science » dans ses analyses et conclusions prend presque exclusivement en compte les causes, tandis que dans la méthodologie scientifique elle-même, la pré-formulation d’objectifs appropriés est généralement considérée comme une exigence importante ? Le raisonnement scientifique ne peut-il être par principe que causal ? Ou y a-t-il un tabou scientifique sur tout ce qui touche au ciblage ?
Bien sûr, on peut objecter que les objectifs ont aussi toujours une cause. C’est peut-être correct d’un point de vue purement théorique, mais de cette manière, nous nous retrouvons presque inévitablement dans une série continue de causes et d’effets, qui ne donnent plus de résultats scientifiques utiles. En plus il faudrait prouver définitivement que des objectifs sans causes scientifiquement démontrables sont impossibles, ce qui n’est pas faisable à mon avis. Un monde qui répondrait à cela est appelé « déterministe ». L’auteur souligne un autre aspect de cela : « Dans un monde déterministe… toutes les déclarations sont faites parce qu’elles doivent nécessairement être faites. Ce qui doit inévitablement être dit ne doit pas nécessairement être vrai… La conclusion est que si le déterminisme est possible, on ne peut faire confiance à personne. » Nous pouvons déjà en déduire qu’une vision du monde déterministe ne répond pas exactement aux espoirs ou aux attentes de la plupart d’entre nous.
En ce qui concerne notre sens et nos actions morales, les conséquences d’un manque de libre arbitre sont encore beaucoup plus importantes. Ainsi, nous lisons un peu plus loin dans le chapitre 2 : « Ce n’est que par son libre arbitre que l’homme peut reconnaître les valeurs morales et assumer la responsabilité morale de ses actes … » Ce libre arbitre n’est pas seulement une possibilité théorique ou un produit de notre imagination humaine. Il fait partie de la relation triangulaire nécessaire entre la liberté de volonté, la moralité et l’amour de la vie et de la vérité. Après tout, l’amour ne peut venir que du libre arbitre et doit être concentré sur la vie qui est vraie, car ce que nous appelons le véritable amour ne se concentre pas sur des objets inanimés ou des états falsifiés. Il est également facile de voir qu’une morale sans amour est aussi impuissante qu’un moteur électrique sans courant. Ce n’est que dans leur interaction les uns avec les autres que ces trois éléments immatériels mais fondamentalement importants forment un tout significatif et fructueux.
Cette conclusion n’est pas une bizarrerie philosophique, mais quelque chose que nous pouvons facilement déduire de nos expériences personnelles avec notre bon sens. Un bon exemple de cela est le moment où un couple de mariés se dit oui. Même sans enquête scientifique, il est évident que si cette parole de oui est donnée par les deux parties avec libre arbitre, si elle est portée par un véritable amour mutuel, en pleine conscience de la responsabilité morale que l’on prend et si elle est valable pour la vie et axé sur – ou ouvert à créer et à chérir nouvelle vie, cette union a les meilleures chances de succès.
Origines et développements ultérieurs
Nous pourrions maintenant être enclins à considérer le débat comme largement réglé ou non pertinent, mais cela est un mauvais calcul. Le mystère du libre arbitre n’est certainement pas dû au fait que nous ne pouvons pas le voir à l’œuvre et même presque le “sentir” à certains moments cruciaux, mais réside dans son insaisissabilité intellectuelle. L’opposition à l’idée du libre arbitre remonte au moins à la Grèce antique. De plus, elle ne vient pas seulement de l’angle scientifique/philosophique, mais est aussi bien vivante dans certaines communautés religieuses. Dans le chapitre 5, Gerard Bodifee explique comment le problème s’est posé lorsque le philosophe grec Démocrite, qui a vécu lors de la transition du 5ème au 4ème siècle avant JC, avait découvert, d’une manière inexplicable, que l’univers n’était composé que d’atomes en collision aléatoire, ce qui conduit à une image globale déterministe de la réalité naturelle. L’auteur décrit succinctement comment le monde philosophique gréco-romain a trouvé une réponse sophistiquée à cela, ce qui a préservé l’acceptation du libre arbitre humain pendant plusieurs siècles. Mais au sein des différents courants philosophiques, la discussion à ce sujet a continué à somnoler et a même finalement trouvé son chemin dans les cercles religieux.
Le Père de l’Église saint Augustin (2), extraordinairement doué sur le plan intellectuel, s’est penché sur cette question dans ses écrits. Il a développé une synthèse théologique sur ce sujet, combinant la toute-puissance et la providence de Dieu avec le libre arbitre humain et la Chute. Avec ses écrits, il s’opposa avec succès à la fois aux disciples déterministes de Mani et aux disciples de Pélage qui croyaient fermement au libre arbitre, mais niaient le péché originel. Ainsi ce grand sage a joué un rôle majeur dans le développement d’une théologie originale à part entière, compatible avec les premiers témoignages chrétiens. Entre autres choses, il explique en détail pourquoi il n’y a pas besoin d’une contradiction entre le fait que Dieu connaît l’avenir et notre possibilité de libre arbitre. Un bon siècle plus tard, le chrétien Boèce (3) en prison analysera cette affaire encore plus profondément philosophiquement et arrivera aussi à la certitude réconfortante du libre arbitre.
Un millénaire après les discussions entre Augustin et Mani, le conflit entre partisans et opposants au libre arbitre se ravive. Ses protagonistes étaient le prêtre catholique Erasme (4) et le réformateur de l’église protestante Luther. Érasme se base principalement sur des textes bibliques dans lesquels il y a un « choix ». L’un de ses arguments forts en faveur du libre arbitre est que s’il n’y a pas de libre arbitre et que tout est déterminé par Dieu (comme Luther l’a proclamé), il faut conclure que Dieu accomplit non seulement nos bonnes, mais aussi nos mauvaises actions. Il n’y a donc plus aucune raison pour que l’homme soit encore soumis à un jugement final.
Luther voit les choses complètement différemment : l’homme est asservi au péché et n’a donc pas de libre arbitre. De plus, une telle chose contredirait la souveraineté de Dieu. La volonté humaine ne peut être libérée que par la grâce de Dieu. L’homme lui-même ne peut pas choisir le salut éternel : s’il n’est pas racheté par la grâce de Dieu, il est condamné à suivre servilement la volonté de Satan. Luther va jusqu’à qualifier l’hypothèse du libre arbitre humain de « divinisation » sacrilège de l’homme. Pour lui, seul Dieu a une volonté souveraine, tandis que l’homme n’est libre que dans le domaine de ses décisions quotidiennes, nécessaires à sa subsistance. Si l’homme utilise cette liberté supplémentaire pour faire de bonnes œuvres, alors il est extérieurement libre de les faire, mais cela ne lui donne pas la liberté intérieure. Elle ne peut être obtenue que par la foi, et ce n’est qu’avec elle qu’il peut atteindre le salut éternel avec la grâce de Dieu.
Critique de Luther
Bien que la position de Luther utilise des éléments de base corrects de la doctrine chrétienne (tels que la foi, la grâce, la souveraineté divine), elle conduit à une vision plutôt bizarre et défaitiste de la vie. Le problème réside à la fois dans les relations mutuelles et l’effet qu’il attribue à ces éléments de foi, et dans le déni ou la subordination d’autres éléments importants, tels que la miséricorde divine. Il faut conclure de son argumentation que Dieu décide froidement lesquelles de ses créatures sont autorisées à entrer dans son Royaume, peu importe à quel point elles ont fait de leur mieux. Selon ce grand réformateur, seule la foi en Dieu sauve l’homme de la culpabilité du péché et du manque de liberté, mais comment ce choix de foi peut provenir d’une volonté non libre est plutôt énigmatique.
De plus, selon Luther, une simple foi « formelle » suffit, tandis que l’apôtre Jacques enseignait que « la foi sans œuvres est morte » (Jc. 2: 14-26). On peut aussi se demander pourquoi Dieu pardonnerait les péchés sans repentance ni conversion. Comment un homme non libre peut-il procéder à cela, si Dieu ne lui accorde pas la grâce spéciale de cette faculté ? Mais pourquoi donne-t-Il ce privilège à une personne et pas à une autre ? Le christianisme n’enseigne-t-il pas que Dieu aime tous les hommes ? Luther prêchait la « liberté chrétienne », mais en y regardant de plus près, cela signifie que le chrétien se réconcilie avec la pensée amère qu’il est par nature un pécheur non libre, dont le sort dépend en grande partie d’un arbitraire divin imprévisible.
Nouvelles écoles de pensée
La dualité décrite succinctement ici nous enseigne comment la vision du libre arbitre a déchiré le monde européen encore plus profondément lors des grands bouleversements qui ont suivi l’ère sécularisante de la Renaissance. Elle a donné naissance à de nouvelles écoles de pensée qui ont inauguré une période de schismes et de guerres de religion. Pendant un siècle et demi (± de 1650 à 1800 après JC), l’impact des nouvelles réalisations scientifiques et des découvertes mondiales a systématiquement accru les divisions à l’intérieur et à l’extérieur de la chrétienté européenne. La croyance en la toute-puissance et la providence de Dieu a cédé la place à la croyance en la capacité illimitée de l’esprit humain à résoudre tous les problèmes et questions et à donner à l’humanité un avenir paradisiaque. Les adeptes de ces écoles de pensée se considéraient comme des esprits « éclairés », enfin libérés du joug du moyen âge religieux « obscur ». Leur période a depuis été appelée les « Lumières ». Il est nié ou oublier souvent qu’une partie considérable de leurs connaissances scientifiques et de leur bagage intellectuel est le fruit du “travail de bénédictin” de chrétiens croyants, souvent des religieux. Si l’on ne viole pas l’historiographie, il faut reconnaître que le christianisme européen a été le moteur et le terreau d’une recherche scientifique fructueuse et libre (à moins de certains douloureux malentendus politico-ecclésiastiques, comme l’affaire Galilée).
Là, tel un deus ex machina, le mot fascinant « libre » réapparaît dans notre discours. Combien de sang a déjà été versé pour plus de « liberté » ? Les exploités qui ont participé à la Révolution Française savaient-ils quelle « liberté » ils poursuivaient ? Les révolutionnaires avaient-ils appris de leurs dirigeants « éclairés » la différence entre la liberté intérieure et extérieure ? Se rendaient-ils compte que la liberté extérieure est inutile si l’on n’est pas libre intérieurement Que l’on perd facilement le contrôle de ses propres actions indépendantes dans une foule agitée et que l’on peut donc être “non libre” intérieurement, même si l’on capture ou décapite des autorités qui restreignent la liberté ?
Combien de personnes qui utilisent avec pleine conviction le slogan « liberté, égalité, fraternité » sont en même temps convaincues que l’idée de libre arbitre est un concept religieux dépassé qui ne peut coexister avec la logique scientifique ? Le désir effréné de liberté s’est souvent manifesté dans l’histoire humaine comme un monstre à plusieurs têtes qui se nourrit de tout ce qui sent le libre arbitre. Et pourtant, ce dernier ne disparaîtra jamais, tant que l’humanité existera. Pourquoi? Pour répondre à cela, il est nécessaire de découvrir les erreurs fondamentales dans l’image de l’homme qui s’est infiltrée dans la pensée moderne à travers de nombreux canaux.
Les visions modernes
Dans la deuxième partie de son livre, Gerard Bodifee nous présente de la manière la plus intelligible possible les théories sur ce sujet de certains penseurs célèbres. Ces grands intellectuels ont laissé leur marque indélébile sur les concepts de base très divers des conceptions actuelles. Dans un monde où nous sommes constamment inondés d’un déluge d’idées et d’informations nouvelles, cela contribue d’une part à créer une certaine clarté individuellement, mais d’autre part, cela crée des barrières idéologiques insurmontables et beaucoup d’incompréhension.
Ainsi, le philosophe Spinoza (5) a remplacé le Dieu biblique par une divinité infinie englobante (ou « panthéiste »), dont l’homme fait partie intégrante. C’est un Dieu parfaitement rationnel qui adhère strictement aux lois établies mathématiquement. Il ne montre donc aucun signe de « libre arbitre » et, par conséquent, encore moins l’homme, qui est pourtant poussé à rechercher la liberté extérieure. En ce qui concerne le libre arbitre interne, Spinoza est donc largement sur la même longueur d’onde que Luther, mais pour le reste on peut le classer comme un « déiste ». Il est l’un des fondateurs des Lumières et, selon certains, même indirectement de l’athéisme moderne. Il était un fervent partisan de la liberté religieuse et d’une haute moralité, mais le libre arbitre n’était pas une exigence pour cela.
Nous pouvons déjà en conclure qu’il existe un lien entre les vues philosophiques de Dieu et les opinions sur le libre arbitre. Pour Spinoza, un Dieu mathématiquement déterminé rendait impossible l’idée d’une volonté agissante libre, pour Luther la “souveraineté” de Dieu déterminant tout était la grande pierre d’achoppement.
Clairement et avec une grande objectivité, Gérard Bodifee dissèque successivement les opinions de certains de ses principaux prédécesseurs en métaphysique. Après Spinoza viennent Kant, Schopenhauer, Maxwell, Bergson (6) et Carl Hoeffer, ainsi que les opinions de grands scientifiques, comme Einstein, le génie mathématique qui a profondément changé la vision scientifique de l’espace et du temps. C’est presque par définition un plat intellectuel lourd, mais l’auteur réussit bien à le servir de la manière la plus digestible possible. Le rédacteur de cet article ne prétendra pas avoir tout compris après une seule lecture approfondie, mais il essaie d’en tirer des conclusions intéressantes et d’ajouter quelques réflexions.
Une conclusion plutôt prévisible est qu’il existe généralement un lien entre le profil psychologique des penseurs impliqués et leurs positions. Une personnalité joyeuse formulera plus facilement des conclusions optimistes, tandis qu’un individu triste développera presque automatiquement une vision du monde sombre. Il y a des exceptions, comme le bon vivant Julien de La Mettrie, qui est arrivé à la conclusion déprimante que l’homme est une machine sans volonté. Mais peut-être ce philosophe a-t-il trouvé dans l’absence de libre arbitre une explication satisfaisante d’un style de vie hédoniste (?) En tout cas, les théories de la volonté humaine peuvent difficilement être considérées comme des expressions du libre arbitre elles-mêmes, car elles sont presque inévitablement colorées par le caractère et l’état d’esprit.
Critique du déroulement de la discussion
Plus généralement, il est difficile, voire impossible, de montrer que toutes nos actions extérieures sont exclusivement ou principalement l’expression de notre « libre arbitre ». Pour la plupart d’entre elles, des explications causales de nature neurale ou biochimique sont assez faciles à trouver (hormones, nerfs de la douleur, …) ou des causes environnementales qui, par exemple, provoquent des symptômes de stress, de l’anxiété, de l’hilarité, … (par exemple, les sons ont des effets spontanés sur les humains ainsi que sur de nombreuses espèces animales ; la colère de l’un passe vite à l’autre, etc.) Si nous nous engageons dans cette voie, comme c’est souvent le cas dans les discussions “scientifiques” populaires, alors nous sommes complètement sur la mauvaise voie.
Une première raison me semble être l’insertion d’un concept (la volonté), de nature spirituelle et donc abstraite, dans le raisonnement causal sur des actions physiques et des phénomènes matériels. Mais, comme le souligne à juste titre Gerard Bodifee, il y a aussi un problème avec la méthode utilisée, puisque la plupart des lignes de pensée utilisées surgissent dans un cadre métaphysique basé sur des axiomes indémontrables (comme un Dieu qui adhère strictement à ses propres lois de la nature). Il pointe vers une voie différente et beaucoup plus certaine : celle qui part d’observations objectives de la nature. Nous sommes tout à fait d’accord avec cela, dans la conviction que tout ce qui est vie est fondamentalement différent de la matière morte, étant donné qu’il remplace en partie la causalité par sa propre finalité.
Une approche différente
Ce qui est important dans cette controverse, c’est que nous définissons bien ce que nous entendons par « volonté » et « libre ». En parlant de « libre volonté », nous semblons utiliser inconsciemment un pléonasme, car une non-libre volonté est plutôt le résultat d’une obligation, par exemple d’une loi ou d’une sanction pénale. La volonté pure, par définition, n’a pas de cause coercitive et n’est donc pas causale, alors qu’en plus elle peut aller dans tous les sens. Si l’on prétend qu’il n’y a pas de libre arbitre, cela signifie que l’homme a tout au plus une volonté très limitée, non libre, comme l’animal. De la même manière réductrice, par exemple, le monde spirituel peut aussi être réduit à un nom collectif pour tout ce que nous ne connaissons ou ne comprenons pas (encore). De cette manière, on se heurte à un mur de séparation qui rend les discussions ultérieures à ce sujet stériles à l’avance.
On ne peut de facto imaginer une volonté pure « non spirituelle », mais cette volonté est la facette de notre « être spirituel » qui est la plus proche de notre physicalité, puisqu’elle est censée être capable de dicter directement nos actions. Comme on l’a dit, cette volonté dictatrice n’est pas a priori liée par des causes, mais elle est bien liée par des conditions créées par ce même libre arbitre interne. L’une de ces conditions de base est le développement de la maîtrise de soi dans divers domaines. Dans le jargon religieux, nous appelons cela des « vertus ».
Une autre condition est la possibilité d’auto-évaluation, ce que peu de gens nieront, bien que cette faculté soit difficile à expliquer sans faire appel à des principes spirituels ou au moins « abstraits ». Pour pouvoir se juger moralement, une personne doit faire une comparaison entre deux images internes : une image miroir d’elle-même, correcte ou non, et une image idéale basée sur ses convictions les plus profondes. La comparaison entre les deux a lieu dans ce que le christianisme a appelé « la conscience ». Cette introspection donne à la volonté la possibilité d’un « choix » : soit de rendre l’image de soi plus semblable à l’image idéale, soit de tout laisser tel quel, soit de cultiver une image de soi de plus en plus éloignée de ses propres convictions.
C’est là que réside la « liberté » de la volonté et elle peut donc faire un choix aussi bien positif que négatif. Grâce à des observations, nous pouvons vérifier à l’extérieur comment cela se passe à l’intérieur chez les autres, en particulier pendant les phases de croissance et d’éducation d’un enfant. Les souvenirs de nos propres premières années de vie peuvent également nous donner une connaissance de soi pertinente. Peut-être beaucoup se souviendront-ils de leur premier (petit) mensonge, destiné à sortir d’une situation gênante, mais qui s’est accompagnée spontanément d’un malaise intérieur, qu’on appelle aussi « remords de conscience » ?
Dans un cadre évolutif, se pose la question de la relation entre le libre arbitre indépendant de l’être humain bien conscient de lui-même et la « volonté » générale d’auto-préservation qui est à l’œuvre dans toutes les formes de vie, de manière créative mais individuellement coercitive (et donc non libre). Elle est à la base des lois de la vie qui régissent, entre autres, les « instincts » spécifiques des espèces animales. Nous traiterons cela du mieux que nous pourrons dans notre section “Évolution créative”.
Je voudrais maintenant terminer ces considérations, inévitablement inachevées, par le plus bel exemple de libre arbitre que je connaisse : les dernières paroles du Christ sur la croix : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » et « Père, entre tes mains, je remets mon esprit ».
IVH
(1) Gerard Bodifee, De vrije wil, 2019, éd. Sterck & De Vreese, Gorredijk, Pays-Bas. ISBN 978 90 5615 536 0.
(2) Augustin d’Hippone (354-430 A.C.). Œuvres les plus célèbres : Confessiones et De civitate Dei. Cf : https://forumcatholicum.com/les-confessions-de-st-augustin/ .
(3) Boèce (vers 480-525 A.C.). Œuvre la plus connue: La Consolation de la philosophie (De consolatione philosophiae).
(4) Desiderius Erasmus (1467 ou 1469-1536). Œuvre la plus célèbre : L’Éloge de la folie.
(5) Benoît de Spinoza (1632-1677). Œuvres: e.a. Cogitata metaphisica et Tractatus theologico-politicus.
(6) Henri-Louis Bergson (1859-1941). Œuvres principales : Essai sur les données immédiates de la conscience, Matière et mémoire, L’Évolution créatrice et Les deux sources de la morale et de la religion. Il était l’un des défenseurs les plus connus du vitalisme, qui accepte une dimension spirituelle pour chaque forme de vie, ce qu’il a incorporée dans sa vision de l’évolution. Notre section « Évolution créative » a involontairement le même titre que l’œuvre principale de ce philosophe très influent et d’inspiration religieuse.