
28-102012
Londres 7 février 1478 – Tower Hill 6 juillet 1535
Certaines périodes dans l’histoire sont caractérisées par des grands changements, des révolutions, des catastrophes. Dans certaines d’entre elles, tout semble culminer en chaos total, où les gens ne savent plus où ils sont et perdent tout repère. Ce fut certainement le cas de la première moitié du seizième siècle. Au niveau mondial, les frontières furent repoussées par la découverte de nouveaux pays et même de nouveaux continents. Les souverains et états européens acquirent un pouvoir presque total par e.a. la fondation de colonies et par le pillage des territoires venant d’être conquis. Charles Quint pouvait dire que le soleil ne se couchait jamais sur son empire. Les Français, Anglais, Hollandais, ainsi que les Espagnols et les Portugais se disputaient le pouvoir sur d’immenses territoires.
Cela alla de pair avec un progrès énorme dans les sciences et dans les arts. L’humanisme qui survint au quinzième siècle, pénétra les idées des érudits et s’établit dans les universités. Macchiavel écrivit “ Il Principe “ et cet ouvrage devint le manuel pour souverains et dirigeants et établit la base d’une nouvelle forme d’exercice du pouvoir. Mais, en même temps que le progrès survint le chaos par la venue d’idées totalement nouvelles de nature religieuse en Europe, où l’Eglise Catholique était plus ou moins la seule puissance morale et religieuse depuis plus de douze siècles, qui régulait le fonctionnement de la société d’alors. E.a. par l’inconduite et la mauvaise gestion d’un certain nombre de papes de la renaissance (Alexandre VI, Jules II et Paul III) et à cause d’un nombre croissant de scandales à l’intérieur du clergé, la vie générale de la chrétienté fut fortement mise sous pression. La première moitié du seizième siècle vit dès lors la naissance du protestantisme, des déchirements dans l’Eglise et des disputes avec toutes leurs conséquences. Les autorités civiles ne connaissaient souvent qu’un seul moyen pour maintenir le contrôle sur les changements successifs : l’arbitraire dans l’exercice du pouvoir, lourde répression, poursuites, …
C’est dans cette période qu’a vécu et travaillé Sir Thomas More, philosophe, spécialiste en droit, ami de l’art, écrivain, homme d’état, chancelier à la cour d’Henri VIII d’Angleterre et surtout… un Catholique fidèle et pieux.
Chronologie d’une vie pleine de succès :
Il naquit dans une riche famille bourgeoise à Londres et il profita d’une éducation très bonne pour l’époque, e.a. comme page chez John Morton, archevêque de Canterbury, mais aussi à Oxford où il étudia le droit et les beaux-arts. Il exerça le métier d’avocat aux côtés de son père. Pendant ses études, il entra dans un cercle d’humanistes anglais comme John Holt, John Colet et William Grocyn. Il étudia le Latin, le Grec et l’Hébreu. Il étudia la Bible dans la langue d’origine et fit des recherches sur les pères de l’Eglise comme Augustin et Jérôme. En 1509, il rencontra pour la première fois Erasme de Rotterdam. Ce fut le début d’une longue amitié et d’une correspondance détaillée entre personnes de mêmes opinions.
Déjà en 1504, Thomas More devint membre de la chambre basse, en 1510 il devint sous-shérif de la ville de Londres et en 1519, il devint membre du Privy Council du roi, lord en 1521 et dirigeant de diverses missions diplomatiques sur le continent européen. En 1529, il succéda au cardinal Thomas Wolsey comme Lord Chancelier, la plus haute autorité politique après le roi lui-même, et ce jusqu’en 1532.
Thomas More se maria une première fois avec Jane Colt et eut trois filles et un fils de ce mariage. Après la mort de sa première épouse, il se remaria avec Alice (Middelton). La famille habitait dans un château à Chelsea. Avec lui vivaient son épouse Alice, ses quatre enfants de son premier mariage, une fille adoptée, quelques protégés, les époux et épouse de ses enfants et onze petits-enfants. En tant que Lord Chancelier Thomas More était un home influent et riche. Il veillait à la meilleure éducation possible pour les membres de sa famille. Même son épouse fut instruite par lui et par ses amis humanistes.
More était très pieux. Il fit construire sur ses terres à Chelsea deux chapelles où on priait les « heures » de l’Eglise (prières quotidiennes, prescrits par l’Eglise pour certaines catégories de personnes) avec toute la famille. Une des chapelles, avec une bibliothèque et une galerie attenante, servait à Thomas de refuge calme pour la prière et pour l’étude. Chaque soirée était clôturée avec une lecture de la Bible.
La fin de More :
Il commença sa carrière sous un prédécesseur de Henri VIII, mais fut longtemps au service de ce roi dont il exécuta fidèlement la politique. Le jeune roi trouva en lui un vrai confident et conseiller. Tout alla bien jusqu’à la crise qui survint quand le roi voulut divorcer de Catherine d’Aragon, une princesse espagnole et parente de Charles Quint de Habsbourg dont l’influence en Europe était alors très grande.
Quand le roi réalisa son divorce, même contre la volonté du pape, et se distancia de l’Eglise en se proclamant lui-même chef de l’Eglise dans toute l’Angleterre, Thomas More protesta en donnant sa démission comme Lord Chancelier. Cela se passa en 1532. En 1534, le roi se remaria légalement, mais sans reconnaissance catholique de son divorce, avec Lady Anne Boleyn. Quand il exigea en plus que la noblesse reconnaisse que seuls les enfants de ce deuxième mariage puissent être reconnus comme héritiers du trône, Thomas More protesta ouvertement.
Quand il rejetait également l’“Act of Supremacy“ (la loi qui établit le roi comme chef de l’Eglise anglaise et qui règle la séparation avec Rome), Thomas fut arrêté le 17 avril 1534. Il fut accusé de haute trahison et de lèse-majesté et sa famille fut dépouillée de tous ses biens et ses richesses. Une commission royale fit finalement pression sur lui pour le faire suivre la volonté du roi. Comme il refusait toujours, sa condamnation et ensuite sa décapitation à Tower Hill le 6 juillet 1535 suivirent.
Travaux littéraires :
Son travail le plus connu porte le long nom latin de : “ De Optimo Rei Pubblica Statu deque Nova Insula Utopia “. Il fut écrit en 1516 et publié pour la première fois à Bâle. Ce travail (“Utopia” en abrégé) décrit un état idéal avec une trame socialisante et est clairement une critique de l’appareil d’état qui était alors en place en Angleterre. Son contenu est parallèle avec celui l’Eloge de la Folie de Desiderius Erasmus. Le genre ironique utilisé dans Utopia était alors très à la mode en Europe parmi les humanistes.
Un autre ouvrage connu est l’histoire que More écrivit sur le gouvernement de Richard III d’Angleterre. Il donne un aperçu des gouvernements depuis celui d’Edouard IV jusqu’à celui de Richard de Shrewsbury. Il fut écrit en style Renaissance et inspiré des maîtres romains antiques comme Salluste, Suétone et Tacite.
Thomas More était aussi un poète et ses travaux sont regroupés dans l’ouvrage “Epigrammata“ de 1520.
L’humanité de Thomas More:
E.a. par la correspondance que More échangeait (en Latin) avec Erasme de Rotterdam, nous pouvons avoir une vue sur sa vie privée. Il fit étudier ses quatre filles, une rareté en ce temps-là. Il les força par exemple à écrire des lettres en Latin à « oncle Erasme » qui était ainsi tenu au courant de leurs progrès.
Aussi bien pour sa première que pour sa deuxième femme, il était un époux tendre et aimant, ce qui était également une rareté en ces temps-là. Il s’occupa aussi de son père et le blâmait avec l’ironie nécessaire quand, veuf, il prenait des libertés avec la morale conjugale de l’Eglise.
Il était érudit et perspicace, mais également droit au but, fidèle à la parole donnée et à sa conscience. Il était constant dans sa foi et ses liens avec l’Eglise de Rome et le pape (même si ce dernier n’était pas lui-même forcément un exemple de sainteté : voir plus haut). Cette attitude mena inévitablement à un conflit avec le roi quand ce dernier divorça de son épouse légitime et rompit avec Rome.
Cette grande constance est aussi apparue quand les membres de sa famille le poussèrent à ne pas rompre les liens avec le roi pour ainsi sauver corps et biens. Il ne les écouta pas, malgré la certitude que cela le conduirait à la mort sur l’échafaud.
Ironie et humour faisaient partie de ses armes. Sur l’échafaud, il tomba presque sur la dernière marche et quand le bourreau le redressa, il lui aurait dit que, s’il s’était rompu le cou par une chute, son salaire lui aurait passé sous le nez.
La prière, la participation à la S. Messe, la confession régulière, la prière des Heures en famille et la lecture de la Bible faisaient partie intégrante de sa vie de tous les jours.
Le saint :
C’est seulement en 1886 que Thomas More fut déclaré bienheureux par le pape Léon XIII. Sa canonisation suivit le 19 mai 1935, 400 ans après sa mort. En 1980, sa fête fut fixée dans l’Eglise anglicane au 22 juin, en même temps que celle de Saint John Fisher, le seul évêque à être resté fidèle au pape et à l’Eglise catholique pendant de schisme sous Henri VIII (et qui le paya également de sa vie).
Saint Thomas More est considéré dans l’Eglise comme le saint patron des avocats et des hommes d’état.
Sa tête est conserve comme relique dans l’église de Canterbury et son corps est enterré dans l’église St. Pierre ad Vincula (enchaîné) dans la tour de Londres (là où sont également enterrés beaucoup de prêtres, prélats et nobles victimes de la répression d’Henri VIII contre ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui).
Signification :
L’Eglise catholique – et on peut même parler du monde catholique – du seizième siècle était juste comme aujourd’hui soumise à pression et aux critiques. Ce n’était pas toujours sans raisons, vu notamment le comportement d’un certain nombre de papes successifs de la Renaissance. Le contexte entier de cette période fit surgir de nouvelles idées, aussi bien dans le domaine de la science et de l’art que sur le plan de la foi, de la théologie et de la vie spirituelle. La grande masse n’y comprit rien, seuls ceux qui avaient étudiés, les bourgeois plus riches et les nobles avec une certaine éducation pouvaient comprendre les nouvelles pistes de réflexion en politique, morale et théologie.
En ces temps de disparition de valeurs, de certitudes et de traditions séculaires, où des despotes puissants régnaient, seulement des caractères forts pouvaient exercer une grande influence sur les gens et sur la société, aussi bien à bon qu’à mauvais escient. Les rois étouffaient de tyrannie et d’entêtement, les prélats vivaient de toutes les manières possibles, sauf en suivant les règles de l’Eglise, la corruption était présente partout. Ce monde mena à l’apparition de clivages dans le catholicisme et à la fondation d’un certain nombre de nouvelles communautés à l’intérieur de la Chrétienté, comme celles de Luther et de Calvin. Dans leur sillage, on vit aussi la création d’un nombre de sectes, comme les Anabaptistes de Münster. Ces courants avaient le plus souvent en commun la recherche de Dieu, de la vérité et de la compréhension des S. Ecritures, malheureusement en dehors de la Sainte Eglise qui était traitée comme l’infernale Babylone. Il y eut cependant aussi des schismes qui eurent lieu par pur opportunisme et par abus de pouvoir, comme celui de l’Eglise d’Angleterre.
Il nous appartient maintenant de tirer les nécessaires leçons et de voir les signes de notre temps. Nous devons apprendre à comprendre comment des gens, grâce à leur courage et à leur droiture peuvent rester debout dans la tempête et comment ils peuvent tirer leur force de leur fidélité à la doctrine catholique.
Thomas More était un citoyen réussi, un homme érudit et un politicien qui pouvait avoir une superbe carrière. Il s’éleva à la position de pouvoir la plus élevée. Malgré cela, il choisit la fidélité à l’Eglise, à sa foi et ses principes, contre son souverain, même s’il savait que cela conduirait à une condamnation à la peine capitale.
Un homme, un saint qui peut compter comme superbe exemple en nos propres temps troublés, pour tous, mais en particulier pour les laïcs, les chefs de famille et les gens occupant des positions dirigeantes.
Saint Thomas Morus, conduis nos dirigeants, aussi bien civils que religieux, sur le chemin de la sagesse divine. Amen.
L.P.
Ndlr. Malgré notre grand respect pour l’héroïsme et la vie exemplaire de Thomas More, l’objectivité nous oblige de ne pas non plus cacher ses erreurs éventuelles. Les saints les ont aussi commis. En 1529 (13 ans après Utopia), il écrit « A Dialogue concerning Heresies » : un livre doctrinaire, dans lequel se trouvent quelques passages qui paraissent justifier dans certains cas le brûlage d’hérétiques. Lui-même aurait été coresponsable de la condamnation finale de quelques hérétiques sur le bûcher, e.a. John Frith, qui avait traduit une Bible luthérienne en anglais et nié à la fois l’existence du purgatoire et la véritable présence du Christ dans l’Eucharistie. L’exécution a eu lieu en 1533, environ deux ans avant sa propre condamnation à mort, quand il n’était plus chancelier. Nous écrivons cela sous le conditionnel, parce qu’il a lui-même formellement nié sa coresponsabilité pour ces exécutions.
Sa philosophie tolérante – exprimée dans Utopia et d’autres œuvres – ne correspondait peut-être pas toujours à certaines de ses décisions politiques. Lui aussi a été sans aucun doute influencé par l’intolérance de son temps, avec des conflits religieux à grande échelle et une séparation vague à inexistante entre l’Église et l’État. Le jugement unilatéral de personnages du passé, à partir de la position confortable des principes juridiques et moraux qui sont maintenant évidents, est irréfléchie et n’a guère de sens. Une telle attitude peut elle-même être considérée comme une forme d’intolérance projetée dans le passé. Beaucoup plus intéressant est l’exercice de pensée dans lequel nous nous demandons comment Saint Thomas More évaluerait aujourd’hui certaines de ses vues ou décisions, en nous appuyant sur l’image globale de sa vie et ses convictions. Il y apparait comme un catholique profondément religieux, un homme d’état compétant qui pouvait se montrer ferme quand cela était vraiment nécessaire, et comme un intellectuel compréhensif et humain qui inspire encore aujourd’hui beaucoup de gens.